La route est glissante, la neige couvre encore les trottoirs, les monticules blancs se mélangent à la glace. Bientôt, 11:00 heures. Suis-je en retard ? La porte principale fermée, la Cathédrale a l’air morte, une branche de rameau coincée entre les dents de la serrure, dans ma tête en tout cas.
Je rebrousse chemin, descends les quelques larges marches du parvis, posant les semelles de mes chaussures à crampons lentement sur le sol. La couche de glace épaisse refoulant la place m’empêche de hâter le pas. J’enrage et tourne au coin, vers la droite, rue Notre-Dame, contrariée. Je croise un couple. Dans un renfoncement, je découvre la porte de l’église. Une merveille. Il faut traverser un petit jardinet. Les touristes entrent, le concert attise les flammes de l’enfer appelées curiosité. Je pénètre par la lourde porte à mon tour. Il fait chaud à l’intérieur. L’organiste joue une pièce de François Couperin. Quelle n’est pas ma surprise de voir que le lieu est bondé. Je découvre une communauté de spectateurs assis face à l’autel, l’orgue dans leur dos accroché à ses chamades. Ils sont attentifs, racolent la mémoire de références auditives. Quelques démons pourraient passer que rien ne saurait troubler l’étendue de leur plaine, j’ai la certitude d’une telle symbiose qu’une belle ceinture s’enroulerait facilement autour de leurs hanches pour enserrer la mariée. Les bénévoles de l’association ont installé une table sur laquelle trônent des prospectus. Je balaie du regard les nefs et aperçois mon ami assis dans un des rangs du fond, sur une petite chaise en paille, tête en arrière, les yeux fermés, son écoute posée sur un tronc de missel. Après une petite minute d’hésitation, je décide d’aller prendre place sur les bancs contre le mur, face aux vitraux, bien qu’il reste des chaises libres dans la rangée où il s’est installé. Un homme, grand, portant manteau beige, de belle allure, concentré, est assis sur un de ces bancs, le visage tourné vers le chœur. Une fois installée, je retire mon écharpe, mon manteau, dépose mon sac à mes côtés, jambes et mains croisées, je réveille le papillon endormi dans l’eau. Un mot me vient à l’esprit, un état plutôt, méditatif, horizon. Je ferme les yeux, à mon tour, respire profondément, m’accouple comme le ferait une enceinte Bluetooth à un lecteur. Mais les extrémités de mes pieds gelés me ramènent à mon vieil hiver. Le froid était cinglant ce matin. Mes orteils engourdis et contractés m’empêchent maintenant de me détendre. Après quelques minutes pourtant, enfin, la sérénité se faufile entre les muscles. Le corps réchauffé de pied en cap, je rejoins alors les nombreuses âmes telle une arquebuse mélomane épaulée par une curiosité instinctive. Tirant à bout pourtant, étripée de mes récidives anthropologiques, je dévisage à portée limitée l'autoritaire auditoire, assemblée de témoignages peints à la broche de mes pensées. Nous sommes l'écusson de Sainte Anne, grand-mère de Jésus de Nazareth, à l’écoute dans la caverne de son petit-fils, patrimoine mondial de l’Équateur et de Rome. Je tranche mes mains pour le silence. Rugissant dans la caisse de résonance de mon esprit, un chardon sans équivoque répond à l'afflux de mes tempes que le bon raisonnement aide à tenir. J'y suis, j'y reste. Je sors un crayon, une feuille et les mots se sculptent. Ils entrent à treize sur le papier, créant un bonheur insoupçonnable. Un métier ralliant, par le médaillon, deux emphases, couvertes de portraits entretenus de raisons alliées, à la sueur. Couché sur la feuille vierge, pile et face sont à domicile. Les dociles entrepreneurs infréquentables, paradoxaux, contraires, poussent un cri imprenable et scandent à tue-tête qu'ils font d'ores et déjà balance pour les quelques milliers d'injustices à contenir en ces phrases. Je sors la tête de l'eau. Les mots ne parlent plus. Quelqu'un joue de la musique. Et je me vois dans l'obligation de me livrer corps et âme au cynisme, rendu apôtre de ma vie hagarde en immersion totale dans le grand bouillon du plaisir. Je déplie les jambes, une onde vient caracoler sous les aisselles de mes cuisses, il faut que je dissocie l'oreille et le désir, à moins qu'un va-nu-pieds en pagne ne vienne modifier le cours de mon humanité. Je viens de naître, accouchée en traitre, nue, lors d’un concert d’orgue, incapable de parler et tranquille.
Photo Cindy Sherman.